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L'Homme est un automate...

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Écrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c'est exister, c'est se différencier. Avoir un style, c'est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d'un seul. Le style se constate ; en étudier le mécanisme est inutile au point où l'inutile devient dangereux ; ce que l'on peut recomposer avec les produits de la distillation d'un style ressemble au style comme une rose en papier parfumé ressemble à la rose.


Il n'y a d'ailleurs aucune relation nécessaire entre le mérite et la durée d'une œuvre ; mais quand un livre a survécu, les auteurs «d'analyses et extraits conformes au programme» savent très bien prouver sa perfection «inimitable» et ressusciter, le temps d'une conférence, la momie qui va retomber sous le joug de ses bandelettes. Il ne faut pas mêler l'idée de gloire à l'idée de beauté ; la première est tout à fait dépendante des révolutions de la mode et du goût ; la seconde est absolue, dans la mesure où le sont les sensations humaines ; l'une dépend des mœurs, l'autre dépend de la loi.


En principe, l'homme est un automate, et il semble que dans l'homme la conscience soit un gain, une faculté surajoutée. Il ne faut pas s'y tromper : l'homme qui marche, qui agit, qui parle n'est pas nécessairement conscient ni jamais tout à fait conscient. La conscience est sans doute, si on prend le mot dans son sens précis et absolu, l'apanage du petit nombre. Réunis en foule, les hommes deviennent particulièrement automatiques, et d'abord leur instinct de se réunir, de faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent tous vers le même point, avec les mêmes gestes et les mêmes cris ? Ce sont des fourmis qui sortent après l'ondée de dessous les brins d'herbe, et voilà tout. L'homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité ; il n'est plus qu'un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de l'hypothétique animal ; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien ; l'homme qui sort de la foule n'a qu'un souvenir, comme le noyé qui émerge, celui d'être tombé dans l'eau.


C'est sous un de ces bariolages que l'idée de liberté nous est présentée par les politiciens. Nous ne percevons plus guère, en entendant ce mot, que l'idée de liberté politique, et il semble que toutes les libertés dont puisse jouir un homme civilisé soient contenues dans cette expression ambiguë. Il en est d'ailleurs de l'idée pure de liberté comme de l'idée pure de justice ; elle ne peut nous servir à rien dans l'ordinaire de la vie.L'homme n'est pas libre, ni la nature, pas plus que ne sont justes ni l'homme ni la nature. [...] Réduite à son sens social, l'idée de liberté est encore mal dissociée ; il n'y a pas d'idée générale de liberté, et il est difficile qu'il s'en forme une, puisque la liberté d'un individu ne s'exerce qu'aux dépens de la liberté d'autrui. Jadis, la liberté s'appelait le privilège ; à tout prendre, c'est peut-être son véritable nom [...] L'idée de liberté n'est peut-être qu'une déformation emphatique de l'idée de privilège. Les Latins, qui firent un grand usage du mot liberté, l'entendaient tel que le privilège du citoyen romain.


La haine est reine dans la hiérarchie des sentiments littéraires ; la littérature est peut-être avec la religion la passion abstraite qui secoue le plus violemment les hommes. Sans doute, on n'a pas encore vu de guerres littéraires comme il y a eu — mettons autrefois — des guerres religieuses ; mais c'est parce que la littérature n'est encore jamais descendue brusquement jusque dans le peuple ; quand elle parvient là, elle a perdu sa force explosive [...] Pourtant, on se figure assez bien une mobilisation du sentimentalisme allemand contre l'humour anglais ou l'ironie française : c'est parce qu'ils ne se connaissent pas que les peuples se haïssent peu : une alliance finit toujours, quand on a bien fraternisé, par des coups de canon.


LA MORALE DE L'AMOUR


La culture des idées, Rémy De Gourmont, 1900.

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Commentaires

1. Le vendredi 26 février 2010 à 16:49, par Kévin

Sans dec'! A dent...

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