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Aux Origines du Mal : Chapitre I

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LE MOINE - MATTHEW GREGORY LEWIS - 1796.

Retour à rebours à travers quelques ouvrages du grand 19ème siècle. Une époque sous l'emprise du Mal, où la religion ensorcelait encore les écrivains et les transcendait. Une ère refusant la médiocrité, fascinée par l'obscur, où l'ombre meurtrière de l'Inquisition et la crainte du Patron planaient toujours. Un temps qui nous conte les plus folles tortures et atrocités légitimées par un seul mot : Dieu. Au-to-da-fé ! Des couvents transformés en pénitenciers, peuplés de moines sadiques, de la sorcellerie et de la superstition, des lynchages et lapidations en tous genres, de la souffrance à n'en plus finir, tel sera le lot de ces sombres récits anglais puis français, constatant la perte définitive du Paradis. Un vortex d'infamie mélangeant restes barbares du Moyen-Âge, mystique et romantisme noir. Commencement par le plus marquant de tous : THE MONK. Bienvenue au Purgatoire. (À suivre : MELMOTH)


LA TENTATION

L'homme est né pour la société. Si peu qu'il soit attaché au monde, il ne peut ni l'oublier entièrement, ni supporter d'en être oublié. Dégoûté des crimes ou de l'absurdité des hommes, le misanthrope les fuit ; il se résout à se faire ermite, s'enterre dans le creux de quelque sombre rocher. Tant que la haine enflamme son sein, il peut se trouver satisfait de sa condition ; mais quand son ressentiment commence à se refroidir, quand le temps a mûri ses chagrins et guéri les blessures qu'il avait emporté dans sa solitude, croyez-vous que cette satisfaction demeure sa compagne ?


LA TRAHISON

La possession, qui blase l’homme, ne fait qu’accroître l’affection des femmes : chaque jour Mathilde s’attachait davantage au moine ; depuis qu’elle lui avait accordé ses faveurs il lui était plus cher que jamais, et elle lui savait gré des plaisirs qu’ils avaient également partagés. Malheureusement, à mesure que sa passion devenait plus ardente, celle d’Ambrosio devenait plus froide ; la tendresse qu’elle lui témoignait excitait son dégoût, et l’excès même n’en servait qu’à éteindre la flamme qui déjà brûlait si faible dans son sein. [...] Il considérait comme une importunité la peine qu’elle prenait pour lui plaire, et il se sentait repoussé par les moyens mêmes qu’elle employait pour le ramener.


L'APPARITION

- Bon Dieu ! comme je tremblai quand je vis un grand fantôme dont la tête touchait au plafond. C’était bien le visage de doña Elvire ; mais il lui sortait de la bouche des nuages de feu ; ses bras étaient chargés de lourdes chaînes qui faisaient un bruit lugubre, et chacun des cheveux de sa tête était un serpent aussi gros que mon bras. À sa vue, je ne laissai pas que d’être effrayée, et je me mis à dire mon Ave Maria ; mais le fantôme m’interrompant, poussa trois longs gémissements, et hurla d’une voix terrible : « Oh ! Cette aile de poulet ! C’est à cause d’elle que souffre ma pauvre âme ! » À peine avait-il parlé que la terre s’ouvrit, le spectre s’abîma, j’entendis un coup de tonnerre, et la chambre se remplit d’une odeur de soufre. [...] Je suis donc venu ici en toute diligence vous prier de vouloir bien asperger ma maison d'eau bénite, et plonger ce revenant dans la mer rouge.


LE VIOL

- Remettez-vous Antonia. La résistance est inutile, et je ne veux pas vous déguiser plus longtemps ma passion. On vous croit morte : le monde est à jamais perdu pour vous, seul je vous possède ici ; vous êtes entièrement en mon pouvoir : les désirs qui me brûlent, il faut que je les satisfasse, ou que je meure. Mais je voudrais ne devoir mon bonheur qu’à vous, ma charmante fille ! mon adorable Antonia ! Laissez-moi vous enseigner les jouissances que vous ignorez encore, vous apprendre à sentir dans mes bras les plaisirs que je vais goûter dans les vôtres.

De moment en moment, la passion du moine devenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Elle lutta pour se dégager ; ses efforts furent sans succès, et, voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secours à grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, et les objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part, étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient le prieur ; ses caresses mêmes l’éprouvaient par leur fureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste, cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirs du moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Sans faire attention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peu maître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé son forfait et le déshonneur d’Antonia.

À peine eut-il accompli son dessein, qu’il eut horreur de lui-même et des moyens qu’il avait employés. L’excès même de son ardeur luxurieuse contribuait maintenant à lui inspirer du dégoût, et une voix secrète lui disait combien était bas et inhumain le crime qu’il venait de commettre. Celle qui naguère était l’objet de son adoration n’excitait plus dans son cœur d’autre sentiment que l’aversion et la rage. Il s’était détourné, et si ses yeux se reportaient sur elle involontairement, ce n’était que pour rencontrer des regards de haine. L’infortunée s’était évanouie avant que son déshonneur fût consommé : elle ne revint à la vie que pour sentir son malheur.



L'ENFANT

L'abbesse recula brusquement, et me força de lâcher sa robe, comme si mon attouchement eût été contagieux.
- Quoi ! s’écria-t-elle d’un air exaspéré : quoi ! osez-vous plaider pour le produit de votre honte ? faut-il laisser vivre une créature conçue dans un péché monstrueux ? Femme abandonnée, ne m’en parlez plus ! il vaut mieux pour le malheureux périr que de vivre : engendré dans le parjure, dans l’incontinence, dans la souillure, il ne peut manquer d’être un prodige de vice. Entends-moi, fille coupable ! n’attends de moi aucune pitié, ni pour toi, ni pour ton avorton ; prie plutôt que la mort te saisisse avant de le mettre au jour ; ou s’il doit voir la lumière, que ses yeux se referment aussitôt pour jamais. Personne ne t’assistera dans les douleurs de l’enfantement : mets toi-même au monde ton rejeton, nourris-le toi-même, soigne-le toi-même, enterre-le toi-même, et Dieu veuille que ce soit bientôt, afin que tu ne tires pas de consolation du fruit de ton iniquité.

Cette torture d’esprit et les scènes épouvantables où j’avais joué un rôle avancèrent le terme de ma grossesse. Dans la solitude et la misère, abandonnée de tous, sans les secours de l’art, sans les encouragements de l’amitié, avec des douleurs qui auraient touché le cœur le plus dur, je fus délivrée de mon déplorable fardeau. L’enfant était venu vivant au monde ; mais je ne savais qu’en faire, ni par quels moyens lui conserver l’existence. Je ne pouvais que le baigner de mes larmes, le réchauffer dans mon sein, et prier pour son salut. Je fus bientôt privée de cette triste occupation : le manque de soins convenables, l’ignorance de mes devoirs de mère, le froid perçant du cachot, et l’air malsain que respiraient ses poumons, terminèrent la courte et pénible existence de mon pauvre petit. Il expira peu d’heures après sa naissance, et j’assistai à sa mort dans des angoisses impossibles à décrire.

Il devint bientôt un amas de putréfaction, et pour tout œil un objet d’horreur et de dégoût, pour tout œil excepté pour celui d’une mère. Vainement cette image de la mort repoussait en moi les instincts de la nature ; je luttai contre cette répugnance et j’en triomphai : je persistai à tenir mon enfant contre mon sein, à le pleurer, à l’aimer, à l’adorer ! Que d’heures j’ai passées sur mon lit de douleur à contempler ce qui avait été mon fils ! Je tâchais de retrouver ses traits sous la corruption livide qui les cachait. Tout le temps de mon emprisonnement, cette triste occupation fut mon seul plaisir...



LE PACTE

Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu as versé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péri par tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c’est ta sœur ! Cette Elvire que tu as assassinée t’a donné la naissance ! Tremble, infâme hypocrite ! Parricide inhumain ! Ravisseur incestueux ! Tremble de l’étendue de tes offenses ! Et c’est toi qui te croyais à l’épreuve de la tentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d’erreur et de vice ! L’orgueil est-il donc une vertu ? L’inhumanité n’est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t’ai depuis longtemps marqué comme ma proie : j’ai épié les mouvements de ton cœur ; j’ai vu que tu étais vertueux par vanité, non par principe, et j’ai saisi le moment propre à la séduction.

Tu es à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à mon pouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ; voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toute miséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu as follement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètes m’échappaient ? Non, non, je les lisais toutes ! Tu comptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyais ton artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais de tromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûle de jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant ces montagnes.



LA FIN

À ces mots, enfonçant ses griffes dans la tonsure du moine il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Les cavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démon continua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteur effrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, la tête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’un roc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que, broyé et déchiré, il s’arrêta sur les bords de la rivière. La vie n’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vain de se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrent leur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Le soleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlants donnaient aplomb sur la tête du pécheur expirant.

Des milliers d’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang qui coulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force de les chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leurs dards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et lui infligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures. Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becs crochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente le tourmentait ; il entendait le murmure de la rivière qui coulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traîner jusque-là.

Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage en blasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, mais redoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plus grands supplices, le criminel languit six misérables jours. Le septième, il s’éleva une violente tempête ; les vents en fureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel était tantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluie tombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flots débordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ; et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre du moine infortuné.


(Picture: Devils, 1972)

Chapitre II: MELMOTH, Mathurin
Chapitre III: L'ENSORCELÉE, Barbey D'Aurevilly
Chapitre IV: LA-BAS, Huysmans

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Commentaires

1. Le mardi 23 mars 2010 à 09:32, par pradoc

Les éditions actuelles du moine de Lewis portent toutes, écrit pour nom d'auteur Antonin Artaud. On dit presque le "Moine" d'Artaud, oubliant l'auteur original.
Pourtant, je crois qu'Artaud ne fut que le traducteur très libre de ce texte absolument passionnant et qui se dévore en quelques jours...

Vous connaissez certainement, mais si vous cherchez de la littérature condensée, Heliogabale est fait pour vous...

2. Le mardi 23 mars 2010 à 12:07, par Madelon

Voilà qui vient d'égayer les sinistres heures du cours de philo ou je me morfondais

3. Le mardi 23 mars 2010 à 18:07, par sepia

et après ça t'as "des choses plus importantes à faire que lire les 120 journées"

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