Fluoglacial - Tendances Négatives

Ernest Hello nous toise d'en haut...



"Combien d'hommes sont insensibles à la Beauté, à l'Art et au Génie, et rêvent, au milieu des splendeurs, d'aller se rouler dans cette belle boue! L'immonde leur manque; ils ont la nostalgie de la fange. Aussi, des écrivains d'un incontestable génie comme, par exemple, en France, Victor Hugo et bien d'autres, hélas! ont-ils jugé bon de mettre beaucoup de boue dans leurs oeuvres, et de capter par là l'enthousiasme et la fidélité des viles multitudes. De Maistre, de Bonald, Hello n'ont pas mis de boue: ils ne seront jamais populaires. La foule les fuira; et ils ne seront fréquentés de siècle en siècle que par l'élite de l'esprit humain." Henri Lasserre.


LE NÉANT

"Le langage humain, qui est toujours complice de tout, a des expressions qui rendent témoignage contre l'homme d'une manière terrible. Quand un jeune homme a fait, sur sa route, beaucoup de bêtises, qu'il a perdu beaucoup de temps, qu'il a des dettes, qu'il est sot, médiocre, inutile et ennuyé, on dit qu'il a beaucoup vécu. Il faudrait dire qu'il est beaucoup mort. Ce qu'il a fait, c'est le rien: il n'a rien fait. Il a laissé fermenter ce rien; le néant a prodigué le néant; l'ennui est venu, et voilà tout. Le néant est une racine qui produit l'ennui pour fleur, et pour fruit le désespoir. Le désespoir, c'est l'ennui qui arrive à maturité: aussi ceux qui ont vécu beaucoup finissent volontiers par se pendre; et les pendus trouvent des imitateurs. La pendaison devient une habitude, une contagion; rien de tout cela n'est étrange: c'est le néant qui va son train."


L'ERREUR DU MAL

"La miséricorde? qui donc la vengera du visage niais qu'on lui donne très souvent? Quand donc comprendra-t-on qu'elle est inséparable d'une haine active, furieuse, dévorante, implacable, exterminatrice et éternelle, la haine du mal? Quand donc comprendra-t-on que, pour être miséricordieux, il faut être inflexible; que, pour être doux envers celui qui demande pardon, il faut être cruel envers l'ennemi des hommes qui a sucé le sang de cet homme à genoux, cruel envers l'erreur, la mort et le péché ? La miséricorde est terrible comme une armée rangée en bataille. [...] Depuis fort longtemps la malveillance et la sottise ont conspiré pour donner aux vertus l'aspect niais et terne, effacé et lamentable. Personne ne sait jusqu'où va l'immoralité et le danger de cette erreur. Personne ne sait à quel point les hommes, affamés et altérés de grandeur, sont écartés de Dieu par les petits livres qui font Dieu petit."


LA PASSION DU MALHEUR

"La passion du malheur ne s'exerce pas seulement sur les étrangers; l'homme qui la possède aime son propre malheur. Ce goût bizarre, invraisemblable aux yeux de celui qui ne réfléchit pas, est évident pour qui sait lire. Notre siècle, qui a mis le doigt plus profondément que les autres dans les plaies de l'homme, s'est occupé plus souvent jusqu'ici à les creuser qu'à les guérir. Il a enfoncé le poing avec volupté dans les blessures qu'on ne voyait pas, pour montrer combien elles sont profondes. Le succès des âmes malades qui se sont abattues sur le monde depuis soixante ans, si nombreuses qu'on ne peut les compter, serait inexplicable si l'homme n'avait pas une passion étrange, qui est l'émulation du malheur.

Vous êtes malheureux, et par cette raison vous montez sur un piédestal, et vous criez à toutes les générations humaines: Voyez comme je suis malheureux! et vous vous drapez dans votre malheur comme dans un manteau. Votre voisin va vous imiter et se croire malheureux, et se rendre malheureux, car votre malheur est une corruption de la volupté; c'est la volupté qui a pris la forme du malheur, et comme l'abime appelle l'abime, la volupté appelle l'orgueil, et puisque chez vous la volupté a pris la forme du malheur, votre malheur appelle l'orgueil, et l'orgueil lui répond."



L'HOMME NE S'AIME PAS

"L'homme se familiarise étonnamment avec tous les maux. Il ne s'étonne pas d'être méchant, il ne s'étonne pas d'être dupé, il ne s'étonne pas d'être malheureux. Ce goût du malheur, dont je parlais dernièrement, est une des causes de son indulgence pour tout ce qui lui a fait mal. L'homme trouve tout simple qu'on lui nuise, parce que l'homme ne s'aime pas. L'homme ne s'aime pas: voilà le grand mot. Sainte Catherine de Gênes dit que l'amour-propre devrait s'appeler la haine propre. Qu'est-ce en effet que l'amour-propre, sinon le sacrifice que l'homme fait de lui-même à la vanité? L'homme ne s'aime pas, et l'homme doit s'aimer beaucoup: car il doit aimer beaucoup son prochain, et il doit aimer son prochain comme lui-même. [...] Parce que l'homme ne s'aime pas, il plaisante avec son malheur. Parce que l'homme n'aime pas la vérité, il plaisante avec son erreur. L'horreur du faux, l'horreur du mauvais, l'horreur brûlante du mensonge est peut-être parmi les hommes le plus rare des sentiments."


LA HAINE PROPRE

"L'homme vise à l'effet; de là le ridicule. La passion, même la plus coupable, quand elle se jette sur sa proie sans souci d'être admirée, n'est pas ridicule, parce qu'elle agit d'une façon animale. Mais à l'instant où elle se complaît dans la pensée de la violence, phénomène bizarre, mais très fréquent chez l'homme, elle ajoute à son crime le ridicule. L'homme qui fait une bonne action, si par malheur il mêle à l'intention la plus louable une pensée d'amour-propre, n'échappe pas au ridicule. Quand vous sauveriez, dans un naufrage, tout l'équipage d'un navire au péril de votre vie, si, au lieu de vous livrer à la joie pure de l'acte accompli, vous visiez à l'admiration d'un spectateur quelconque, le ridicule intervient. L'héroïsme ne suffit pas pour le chasser. La simplicité seule lui ferme la porte. Nul homme ne sera jamais simple et ridicule. Tout homme qui cessera d'être simple deviendra immédiatement ridicule, quoi qu'il fasse d'ailleurs et quoi qu'il dise; les larmes même deviennent ridicules, si elles ont l'air, en coulant, de penser qu'on les voit.

La beauté des créatures a pour condition l'abandon de l'amour-propre. Cet abandon conviendrait essentiellement à l'Art, qui ne vit pas sans beauté. L'art qui songe aux applaudissements, abdique. Il regarde en bas, au lieu de regarder en haut. Il pose sa couronne sur le front de la foule. Dans beaucoup de tableaux, les personnages semblent étrangers les uns aux autres et occupés du spectateur qui se promène dans la galerie. Ils ne pensent pas à ce qu'ils font, il pensent à nous, ils nous regardent: c'est pour nous qu'ils sont là, non pour l'acte qu'ils accomplissent. Ceci arrive surtout aux tableaux qui représentent des enfants, et en ce cas, il se produit un accident étrange et fâcheux: l'art rend les enfants ridicules."



PAUVRE PARIS

"Que de fois, en regardant Paris, je me suis dit: Mon Dieu! pauvre ville! Que de forces perdues s'agitent dans son sein! Pendant que de froides médiocrités parviennent gaiement à un succès facile, que d'intelligences égarées ou captives n'ont pas trouvé, faute d'un guide et d'un appui, leur route ou leur délivrance! Que de jeunes gens qui peut-être avaient la vie en eux, repoussés froidement par l'hostilité, ou par l'indifférence, persécution plus terrible encore, repoussés par l'indifférence qui déteste les tentatives faites contre elle, et condamnés sans retour pour être restés eux-mêmes, malgré l'injonction des pédants qui veulent que chacun ressemble à tous, et que nul ne dépasse le niveau connu !

Demandez-vous un instant ce qui arriverait, dans l'Europe et dans le monde, si la justice de l'Art se levait à Paris sur les vivants et sur les morts! Supposez un instant (n'ayez pas peur, c'est un rêve), supposez un instant que cette justice des intelligences se lève aujourd'hui, avec le soleil de Dieu, sur la ville endormie! Supposez qu'il soit donné aux hommes de sentir une seconde leur cœur battre d'accord avec la vérité; de secouer le manteau de plomb qui glace, qui écrase leurs épaules et leurs yeux; de se réveiller dans la lumière vive, en face des beautés vraies; vides des vieilles erreurs qu'ils répètent depuis l'enfance; remplis d'un amour jeune qui les rajeunirait, remplis de l'amour de ce qui ne vieillit pas; supposez que le soleil d'aujourd'hui éclaire à Paris ce spectacle, et devinez ce qu'éclairerait, sur la face du globe, le soleil de demain."



LE ROMAN MODERNE

"S'il fallait, en effet, chercher un sens au Roman moderne et lui prêter un langage, voici à peu près la leçon qu'il nous donne:

"Jeunes gens, la vie n'a pas de sens. Elle est pénible, pesante, stupide, ennuyeuse, abrutissante. On part on ne sait d'où, on va on ne sait où, par une route maussade et difficile, où chaque pas qu'on fait est une absurdité. Si vous êtes petit, ennuyez-vous dans le chemin battu: suivez-le, obéissez. Si vous êtes grand, révoltez-vous contre la nature des choses. Il est vrai que vous vous briserez contre elle; mais qu'importe? Vous aurez été grand, et moi, qui suis le Roman, je raconterai vos exploits, ce qui sera très consolant pour vous.

Lancez-vous dans la voie des passions. Il est vrai que vous arriverez à des catastrophes épouvantables, et que les passions n'ont rien à offrir à ceux qui se sacrifient pour elles! Mais du moins je vous trouverai grands. Je ne vous sauverai pas, car je n'en ai ni le désir ni le pouvoir; mais je regarderai votre mort avec plaisir. J'étudierai les convulsions de votre agonie; je mettrai mon amour-propre à en faire la peinture, et vous aurez la gloire d'être suivis par quelques-uns dans la route où vous vous serez perdus vous-mêmes. D'ailleurs, les catastrophes me plaisent. Chacun prend son plaisir où il le trouve, n'est-ce pas? Vos malheurs m'amuseront; c'est trop d'honneur, en vérité, pour les imbéciles qui m'écoutent, que de m'amuser un moment par leur agonie et leur mort. Allez donc, braves jeunes gens! suivez-moi, car je marche dans les ténèbres. Précipitez-vous pêle-mêle sur cette route qui n'aboutit pas: vous aurez peut-être en mourant quelques convulsions agréables à voir, qui amuseront les désoeuvrés. Cela me fera toujours passer une heure ou deux, et si vous saviez comme je m'ennuie!"

L'Homme, Ernest Hello, 1872.

Trackbacks

Aucun trackback.

Les trackbacks pour ce billet sont fermés.

Commentaires

Aucun commentaire pour le moment.

Ajouter un commentaire

Les commentaires pour ce billet sont fermés.