Fluoglacial - Tendances Négatives

Explosion Pamphlétaire



QUE LAISSERONS-NOUS APRÈS NOUS ?

"Que laisserons-nous de comparable à ceux qui viendront après nous ? Même dans l'ordre de l'esprit, la notion de qualité semble avoir perdu son sens, et l'authentique, par un prodige étrange, est devenu réellement l'artificiel. L'abject mot de chiqué, d'une origine inconnue, et vraisemblablement satanique (du moins on l'espère), s'applique à un très petit nombre d'œuvres ou de personnages du passé. Il n'eût signifié très probablement pour nos ancêtres qu'une sorte de ridicule ostentation, une certaine insincérité des mœurs. Au lieu qu'il qualifie aujourd'hui un vice fondamental et comme une forme nouvelle de la vie. Toute la rhétorique de Bernardin de Saint-Pierre n'empêche pas qu'une époque entière se reflète dans son livre niais et charmant. Mais que sauront de nous ce qui nous chercheront plus tard dans les livres les mieux réussis de M. Cocteau ou de M. Giraudoux ?

Je plains ceux qui ne sentent pas jusqu'à l'angoisse, jusqu'à la sensation du désespoir, la solitude croissante de leur race. L'activité bestiale dont l'Amérique nous fournit le modèle, et qui tend déjà que si grossièrement à uniformiser les mœurs, aura pour conséquence dernière de tenir chaque génération en haleine au point de rendre impossible toute espèce de tradition. N'importe quel voyou, entre ses dynamos et ses piles, coiffé du casque écouteur, prétendra faussement être à lui-même son propre passé, et nos arrière-petits-fils risquent d'y perdre jusqu'à leurs aïeux."



L'ILLUSION POLITIQUE

"Pour moi, j'écris ceci sans rancune : les hommes sont ce qu'ils sont. Lorsqu'au cours d'un siècle, de braves gens se sont appelés eux-mêmes, tour à tour, conservateurs, libéraux, ou modérés, dans l'espoir que ces sobriquets, qui suent la paresse et la peur, allaient leur assurer infailliblement l'estime et l'amour du peuple français, il ne faut s'étonner de rien. L'absurde eût été d'espérer de ces malheureux, dans des conjonctures écrasantes, une autre attitude que celle d'un servilisme furieux. Nous n'en répéterons pas moins qu'ils demeurent à nos yeux les vrais responsables de la dégoûtante idéologie sortie sans doute des bureaux du ministère de l'Intérieur, mais qui fût restée sans efficace, s'ils ne lui eussent apporté le secours d'un vocabulaire dont le prestige restait grand.

Dieu, Vérité, Justice, Sainteté, Martyre - que sais-je encore ! - ils remirent tout entre les mains des plus bas opportunistes d'Etat, sans même exiger de reçu. En sorte qu'ils retrouvent aujourd'hui les objets dispersés de ce matériel du culte, non plus sur l'autel de la Patrie, mais à Genève, à Locarno, à Thoiry, n'importe où. Ils recommenceront demain. Nos prochains cimetières connaîtront un autre dévoiement d'éloquence. Espérons seulement que les municipalités futures se contenteront d'inscrire nos noms à la suite, qu'on fera du moins l'économie, sur la place du village natal, d'une autre Victoire aux tétons de zinc."



LE NOUVEAU PAUVRE

"Le plus drôle de l'histoire est qu'on voit très bien ce que la Société ancienne a fait pour le pauvre, qu'elle a peut-être négligé de décrasser, mais qu'elle a honoré comme image vivante de Jésus-Christ, tandis qu'on chercherait en vain quel service lui ont rendu ces chrétiens sociaux qui n'ont que son nom à la bouche mais se contentent d'applaudir, d'ailleurs généralement dix ans trop tard, aux victoires de la démocratie égalitaire, et que nous voyons aujourd'hui encore, sous les yeux d'un bon peuple secoué par la rigolade, jouer leur dégoûtante comédie autour de la loi des Assurances sociales, avec l'espoir ingénu d'en passer finalement pour les inventeurs.

Grâce à eux, le temps n'est pas loin, s'il n'est déjà venu, où rien ne distinguera plus le premier-né de l'ordre chrétien, celui que l'Eglise a bercé tant de siècles au creux de son giron, du mauvais riche et du voluptueux. Une police attentive l'aura ramassé sur la voie publique, avec les débris des poubelles et les chiens errants, lavé, rincé, passé au phénol, habillé d'un complet de toile, sorti tout chaud de l'étuve. Après quoi on ne lui demandera que d'entretenir, au coeur de la Cité moderne et à un point convenable de tension, cette vertu de l'Envie, indispensable au Progrès, et qui semble tenir dans notre civilisation la place réservée jadis à la vertu de Charité.

Sous cette nouvelle forme, j'avoue que le Pauvre sera devenu tout à fait méconnaissable : il s'appellera le chômeur, viendra manger deux fois par jour dans la main de l'État, son maître, recevra de lui chaque semaine son bon de cinéma et d'amour, mi-réfractaire et mi-policier, entrepreneur de grèves ou d'émeutes, mercenaire au service des puissances rivales de l'Industrie ou de la Banque. Lorsque l'animal, en dépit d'une hygiène sévère, se sera dangereusement multiplié, les nobles démocraties se hâteront de lui reprendre son complet de toile, retireront de l'étuve un uniforme, et habilleront le chômeur en militaire, pour une nouvelle guerre de la Justice et du Droit. Si Notre Seigneur, comme l'affirment les vieilles légendes celtes, doit revenir bientôt sur la terre, il pourra bien appeler ce singulier personnage "mon Fils" mais il ne l'appellera sûrement pas "mon Frère".

Dans une société qui a complètement perdu le sens chrétien de la douleur, au point de la haïr, et même de ne haïr qu'elle, il est juste que le pauvre reprenne sa place aux côtés du milliardaire, puisqu'ils appartiennent désormais l'un et l'autre à ce Monde pour lequel le Christ a refusé de prier - n'en déplaise aux fiers séminaristes démocrates qui, jusqu'à l'âge de la totale sénilité, continueront de voir ce monde qui se présentait jadis à leurs imaginations de petits paysans précoces, c'est-à-dire sous les espèces d'une sorte de salon de sous-préfecture, rouge et or, théâtre de toutes les impudicités, ou des messieurs très bien, ivres de champagne, pincent les fesses de la marquise !"



UNE CERTAINE PAIX...

"Les beaux esprits auxquels le prophétisme de Joseph De Maistre donne des nausées, et qui nous soutiennent gravement que l'animal humain a donné depuis longtemps la mesure de sa méchanceté, se préparent à d'étranges surprises. Au train où va le monde, lorsque des avions géants laisseront tomber comme une fleur la bombe de mille kilos, quand au premier glissement de l'aube, à travers les persiennes, les habitants de la tranquille petite sous-préfecture achèveront de vomir leurs poumons, en famille, dans les cuvettes écarlates, on dira de notre guerre, de notre fameuse dernière guerre : "C'était le bon temps !"

Et après la bombe d'une tonne ou deux, garçons! vous verrez bien autre chose, vous verrez pis. Vous saurez ce que c'est qu'une certaine Paix - non pas même celle qu'entrevoyait Lénine agonisant sur son lit de sangle, au fond de sa hideuse mansarde du Kremlin, un oeil ouvert, l'autre clos - mais celle qu'imagine, en ce moment peut-être, en croquant ses cacahuètes au sucre, quelque petit cireur de bottes yankee [...] le futur roi de l'Acier, du Caoutchouc, du Pétrole, le Trusteur des Trusts, le futur maître d'une planète standardisée, ce dieu que l'Univers attend, le dieu d'un univers sans Dieu."



La grande peur des bien-pensants, Georges Bernanos, 1931.

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