Fluoglacial - Tendances Négatives

L'âge d'homme.



ASSURANCE SUR LA MORT

"Cette espèce d'irréalité, d' absurdité de la mort est (abstraction faite de la souffrance physique dont on peut craindre qu'elle s'accompagne) son élément radicalement terrible, et non comme d'aucuns peuvent le penser ("Après moi le déluge!" "Puisque après la mort il n'y a rien, pourquoi avez-vous peur?" "Qu'est ce que cela peut vous faire, puisque vous ne serez plus?" etc.), ce qui peut la faire accepter.

Il est normal, à ce point de vue, que certains prennent des dispositions testamentaires, s'inquiètent de leur tombe, règlent minutieusement le cérémonial de leurs obsèques, se reposent sur l'idée qu'on les pleurera, qu'on portera leur deuil ou toutes autres choses propres à les persuader qu'ils continueront, dans une certaine mesure, d'exister. S'il y a quelque chose de répugnant à cela, c'est l'espèce d'
assurance qu'on prend ainsi sur la disparition, le caractère factice et purement social, conventionnel, d'une telle assurance et surtout le manque de goût - voire la réelle goujaterie - que cela représente, car a-t-on idée de vouloir à ce point lier les autres à la puanteur de son cadavre?"


PETIT-BOURGEOIS

"Je porte dans mes doigts le fard dont je couvre ma vie. Tissu d'événements sans importance, je te colore grâce à la magie de mon point de vue. Une mouche que j'écrase entre mes mains me prouve mon sadisme. Un verre d'alcool vidé d'un trait me hausse au niveau des grands ivrognes de Dostoïevski. Et quand je serai saoul je ferai ma confession générale, en omettant bien entendu de dire comment, pour ignorer la banalité de ma vie, je m'impose de ne la regarder qu'à travers la lunette du sublime. Je ne suis ni plus ni moins pur qu'un autre, mais je veux me voir pur, je préfère cela à me voir impur, car pour arriver à une certaine intensité d'impureté, il faut dépenser trop de force. Et je suis foncièrement paresseux.

En tous points, je suis semblable au petit-bourgeois qui se donne l'illusion d'être Sardanapale en allant au bordel. J'ai d'abord voulu jouer le rôle de Rolla, ensuite celui d'Hamlet, aujourd'hui celui de Gérard de Nerval. Lequel demain? J'ai toujours choisi des masques qui n'allaient pas à la sale gueule du petit-bourgeois que je suis et je n'ai copié mes héros que dans ce qu'ils ont de plus facile à imiter. Jamais je ne me pendrai, ni m'empoisonnerai, ni me ferai tuer en duel. Comment oserais-je me regarder si je ne portais pas soit un masque, soit des lunettes déformantes. Ma vie est plate, plate, plate. Mais yeux seuls y voient des cataclysmes. Au fond je ne redoute vraiment que deux choses: la mort et la souffrance physique. Des maux de dent m'ont empêché de dormir, je ne pourrai guère en dire tant de mes souffrances morales. Après cette découverte, je devrais bien me suicider, mais c'est la dernière chose que je ferai."





AIMER L'INACCESSIBLE

"Aimer ce qu'on a pas (même s'il c'est pire que ce qu'on a), vouloir toujours être ailleurs, s'attacher aux choses et aux gens dans ce qu'ils ont de plus particulier, étranger, déroutant, et s'en détacher tout à coup parce qu'on méprise cet attachement qui se réduit, en fin de compte, à rien de plus qu'un certain goût du pittoresque, un attrait d'orchidée-dilettante envers ce qui est exotique, aussi bien en ce qui concerne les pays jamais vus (où l'on s'imagine qu'êtres et choses auront plus de douceur), les idées jamais pensées, que les femmes avec qui l'on n'a pas couché, soit que - avec un dédain mensonger - on ait trouvé les raisins trop verts, soit qu'on ait choisi ces supports à désir en raison même de leur inaccessibilité (ce qui coupe court à tout, excuse l'inertie, étant bien entendu qu'il n'y a rien à faire contre l'inaccessible), - et tout cela pour se masquer qu'on a peur de la vie, seule constatation qu'on essaye jusqu'au bout d'éluder, à cause de ce qu'elle a de cru et de peu exaltant."


L'ENNEMI DE L'AMITIÉ

"Il n'y avait rien là de si conventionnel et sans doute ne faisons-nous que pressentir ce qu'il m'a été loisible de vérifier plus tard, à savoir que l'amour est l'ennemi de l'amitié, que toute liaison durable implique un changement total de perspective, bref que l'amitié n'est réellement entière que pendant la jeunesse alors que les paires d'hommes et de femmes ne se sont pas encore formées, attaquant dans ses bases mêmes cet esprit de société secrète par lequel les rapports amicaux, s'ils sont tout à fait profonds, ne manque pas d'être dominés.

Je n'attendais aucun amour précis, ne concevant rien de plus humainement valable que cette complicité amicale (pour un peu, nous nous serions identifiés à un groupe de bandits) au sein de laquelle j'étais plongé. Cependant j'éprouvais une langueur inavouée, rejetant en paroles tout amour et le qualifiant d'impossible, bien qu'aspirant souterrainement à cette révélation qui me consacrerait en tant qu'homme et serait la revanche de mes échecs passés."



AMOUR SACRÉ

"L'amour - seule possibilité de coïncidence entre le sujet et l'objet, seul moyen d'accéder au sacré que représente l'objet convoité dans la mesure où il nous est un monde extérieur et étrange - implique sa propre négation du fait que tenir le sacré c'est en même temps le profaner et finalement le détruire en le dépouillant peu à peu de son caractère d'étrangeté. Un amour durable, c'est un sacré qui met longtemps à s'épuiser. Dans l'érotisme brut, tout est plus direct et plus clair: pour que le désir reste éveillé, il n'a qu'à changer d'objet. Le malheur commence à partir du moment où l'homme ne veut plus changer d'objet, où il veut le sacré chez soi, à portée de sa main, en permanence; où il ne lui suffit plus d'adorer un sacré mais où il veut - devenu dieu lui-même - être pour l'autre, à son tour, un sacré, que l'autre adore en permanence."


AMOUR SANCTION

"D'une manière générale, sadisme, masochisme, etc., ne constituent pas pour moi des vices mais seulement des moyens d'atteindre une plus intense réalité. En amour, tout me paraît toujours trop gratuit, trop anodin, trop dépourvu de gravité; il faudrait que la sanction de la déconsidération sociale, du sang ou de la mort intervienne, pour que le jeu en vaille réellement la chandelle. Ainsi les pratiques où se trouve mise en oeuvre la souffrance physique, quoique donnant dans une certaine mesure à l'amour sa gravité, ne peuvent que me dégoûter, du moment que je sais qu'elles resteront quelque chose de factice et que je n'oserai les pousser, telle Lucrèce jusqu'au suicide ou, telle Judith, jusqu'à l'égorgement."


L'âge d'homme, Michel Leiris, 1939.
(Illustration: Lucas Cranach L'Ancien, 1532)

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