Fluoglacial - Tendances Négatives

Speer to peer



" Cité le plus souvent comme édifice de l'abomination, on transfère au bâtiment ce qui était le fait de l'armement. Personne n'est choqué par la devanture de l'armurier, si peu par l'exposition de véhicules de combat, alors que le blockhaus concentre la réprobation de toute une époque pour la guerre. Une personnalité s'exprime ici par matériaux interposés, mais il y a erreur sur le contenu: ce qui est mis au compte de la puissance belliqueuse du Reich est en fait à mettre à celui de l'armement moderne. Les formes imposantes des bunkers du Mur de l'Atlantique sont la conséquence de l'armement adverse, de la puissance de feu de ceux qui nous délivraient, de nos propres armées. Architecture défensive, le bunker n'est pas, comme l'architecture officielle du régime nazi, l'expression d'une esthétique néo-classique. Il est issu d'une autre histoire, celle des armes et des retranchements et, sans remonter aux casemates du siècle dernier, il suffit de connaître les défenses anglaises, françaises ou allemandes de la Première Guerre mondiale pour retrouver beaucoup des solutions utilisées aussi bien dans la ligne Maginot que dans le Westwall.

Ce qui donne leur "sens" à ces bornes de l'espace militaire contemporain, c'est la puissance de feu de l'ensemble des armées modernes, c'est la nouveauté de l'orientation du risque, la nouvelle balistique de la guerre à trois dimensions, celle d'un danger imminent, tous azimuts. N'y voir que l'arrogance et la violence de l'ennemi serait nous abuser sur nous-mêmes. Le bunker balise un espace militaire qui était celui du dernier jeu de la guerre, jeu que toutes les nations du monde ont élaboré et perfectionné ensemble au cours du siècle passé. Le bunker de l'Atlantikwall nous alerte moins sur l'opposant d'hier que sur la guerre d'aujourd'hui et de demain: la guerre totale, le risque partout, l'instantanéité du danger, le grand brassage du militaire et du civil, l'homogénéisation du conflit. [...]

Contempler la masse à demi enterrée d'un bunker, avec ses aérateurs bouchés, la fente étroite du guetteur, c'est contempler un miroir, le reflet de notre propre puissance de mort, celui de notre mode de destruction, de l'industrie de la guerre. La fonction de cet édifice si particulier, c'est d'assurer la survie, d'être un abri pour l'homme dans une période critique, le lieu où il s'enfouit pour subsister.

Une histoire s'achève et la borne de béton nous indique où se termine la longue organisation des infrastructures territoriales, des marches de l'Empire aux frontières de l'État, au seuil continental. Le bunker est devenu un mythe, à la fois présent et absent, présent comme objet de répulsion pour une architecture civile transparente et ouverte, absent dans la mesure où l'essentiel de la nouvelle forteresse est ailleurs, sous nos pieds, désormais invisible.

Le blockhaus est encore familier, il coexiste, il est de l'époque où s'achève la notion stratégique de "devant" et de "derrière" (d'avant-garde et d'arrière-garde) et où débute celle des "dessus" et des "dessous", où l'enfouissement va s'accomplir définitivement, où la terre ne sera plus qu'un immense glacis exposé au feu nucléaire. Sa poésie, c'est de n'être encore qu'un simple bouclier pour ceux qui l'utilisent, finalement aussi désuet qu'une armure d'enfant reconstituée, coquille vide, fantôme touchant d'un duel dépassé où les adversaires pouvaient encore s'observer directement au travers de la fente étroite de leur visière rabattue. Il est protohistorique d'un âge où la puissance d'une seule arme est devenue telle qu'aucune distance n'en protège plus vraiment. "

Bunker archéologie, Paul Virilio, 1975.
(Picture: Bunker Barbara, Bayonne)

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Commentaires

1. Le samedi 4 juin 2011 à 09:44, par Colonel Stransky

Intéressant, j'aime. Plus d'abris, vive l'ère du nucléaire et des bactéries.

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