Fluoglacial - Tendances Négatives

Mon Dieu, délivre-nous du Bien !



"Une crotte reflète le ciel plus personnellement que l'eau cristalline. Et des yeux troubles ont des lueurs d'azur qui entachent le bleu monotone de l'innocence. Ce qu'on appelle d'ordinaire perfection offre un spectacle fade par l'absence même des affres de la vulgarité. Les modèles de perfection que se proposent les mortels donnent un sentiment d'insuffisance, de vie non accomplie, non réussie. Les anges furent retirés de la circulation pour ce motif même: ils n'ont pas connu les souffrances de la dégradation, les voluptés mystiques de la pourriture. Il faut modifier l'image idéale de la perfection, et la morale devra s'approprier les avantages de la décomposition pour ne pas rester une construction vide.

La morale demande une purification: mais de
quoi ? Que devons-nous particulièrement écarter ? Certes, la vulgarité. Mais on ne peut l'écarter qu'en la vivant jusqu'au bout, jusqu'à la dernière humiliation: ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les possibilités de souffrance qu'on peut parler de purification. Le mal ne meurt qu'en épuisant sa vitalité. C'est pourquoi le triomphe de la morale exige l'expérience douloureuse de la boue: s'y noyer est plus lourd de sens qu'une purification de surface. La décadence en soi n'a-t-elle pas plus de profondeur que l'innocence ? Un "homme moral" ne mérite son titre qu'en vertu des titres compromettants acquis dans son passé.

Succomber à la tentation, n'est ce pas
tomber dans la vie ? Mon Dieu, laisse-nous succomber à la tentation et délivre-nous du bien! Il faudrait que la prière de chaque jour soit une initiation à la Méchanceté, et que le "Notre Père" déchire le voile qui la couvre, pour que, en la regardant en face, familiers de la perdition, nous soyons tentés par le Bien. La morale se perd en son absence de mystère. Le bien, ne cacherait-il aucun secret?"

Le crépuscule des pensées, Emil Cioran, 1940. (Picture: Quills, 2000)

Le bourgeoisisme



"Le bourgeoisisme n’est pas l’apanage d’une classe sociale, celle des capitalistes, bien que ce soit là qu’il s’épanouit le plus à l’aise. La signification du bourgeoisisme est plutôt spirituelle que sociale, bien qu’il se projette toujours sur le plan social. Il existe un bourgeoisisme dans toutes les classes, chez les nobles, chez les paysans, chez les intellectuels, dans le clergé, dans le prolétariat. L’abolition de toutes les classes, socialement désirable, mènera probablement à un règne général du bourgeoisisme. La démocratie est un moyen de cristallisation du règne bourgeois. Ce règne du bourgeoisisme dans la démocratie est plus dépravé en France, plus vertueux en Suisse, mais on ne saurait dire lequel est le pire. La quotidienneté sociale a toujours tendance à embourgeoiser les moeurs et l’opinion, à enchaîner l’esprit.

L’utilitarisme, le désir de réaliser un but à tout prix et par n’importe quel moyen, la sécurité de l’homme obtenue à tout prix et par n’importe quel moyen, tout cela mène infailliblement au règne du bourgeoisisme. [...] Le royaume du bourgeoisisme s’oppose au royaume de l’esprit, à la spiritualité pure de tout utilitarisme, de toute adaptation sociale. Le bourgeoisisme s’oppose à la sincérité telle que la comprenait Carlyle, à l’authenticité, à tout ce qui touche à la source originelle de la vie. Le bourgeoisisme est d’origine sociale et signifie toujours la domination de la société sur l’homme, en tant que personne humaine unique, originale, la tyrannie de l’opinion publique et des moeurs sociales. Le bourgeoisisme est le règne de la quotidienneté sociale, le règne du plus grand nombre, le règne de l’objectivation qui étouffe l’existence humaine."


Esprit et réalité, Nicolas Berdiaev, 1937.

L'âge d'homme.



"D'une manière générale, sadisme, masochisme, etc., ne constituent pas pour moi des vices mais seulement des moyens d'atteindre une plus intense réalité. En amour, tout me paraît toujours trop gratuit, trop anodin, trop dépourvu de gravité; il faudrait que la sanction de la déconsidération sociale, du sang ou de la mort intervienne, pour que le jeu en vaille réellement la chandelle. Ainsi les pratiques où se trouve mise en oeuvre la souffrance physique, quoique donnant dans une certaine mesure à l'amour sa gravité, ne peuvent que me dégoûter, du moment que je sais qu'elles resteront quelque chose de factice et que je n'oserai les pousser, telle Lucrèce jusqu'au suicide ou, telle Judith, jusqu'à l'égorgement."

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Froid & Chaud



"Le plus beau poème que j'ai jamais vécu était un évier de cuisine. Vous en ai-je jamais parlé? Il y avait deux robinets, l'un appelé Froid et l'autre Chaud. Froid vivait sa vie in extenso, grâce à un tuyau de caoutchouc attaché à son museau. Chaud était astiqué et modeste. Chaud dégouttait tout le temps, comme s'il avait la chaude-pisse. Le mardi et le vendredi il allait à la Mosquée, où il y avait une clinique pour les robinets vénériens. Le mardi et vendredi, Froid devait faire tout le turbin. Il trimait comme un bougre. C'était la tout son univers. Chaud, au contraire, avait besoin d'être choyé, caressé. Il fallait lui dire "pas si vite!", sans quoi il vous emportait la peau. De temps en temps, ils travaillaient à l'unisson, Froid et Chaud, mais c'était rare. Le samedi soir, quand je me lavais les pieds à l'évier, je me mettais à penser à la perfection de ce monde sur lequel régnaient ces deux-là. Rien de plus que cet évier de fer avec ses deux robinets. Ni commencement, ni fin. Perpétuité. Les Gémeaux, régnant sur la vie et la mort."

Black Spring, Henry Miller, 1936.

Les résolutions de 2011



SURTOUT, NE PAS SE FAIRE DE RELATIONS.

"On est saisi par le grand nombre de choses heureuses que les gens manquent, simplement parce que faute de relations, ils n'ont pas su à quelle porte frapper. Et c'est à coup sûr une tragédie, que ces portes qui ne demandaient qu'à s'ouvrir sur des édens, et qui ne se sont pas ouvertes, parce qu'on est passé à côté. Les êtres qui attendent toute leur vie l'être qui est fait pour eux - il existe toujours - et qui meurent sans l'avoir rencontré, - les hommes qui ne trouvent pas l'emploi de leurs facultés, et s'usent dans des tâches inférieures, - les jeunes filles qui ne se marient pas, et qui eussent fait le bonheur d'un homme et le leur, - les gens dans la misère, et qui s'y enfoncent alors qu'il y a des œuvres charitables qui semblent créées exprès pour eux; et tout cela parce qu'il ne s'est pas trouvé qu'ils connussent cet être, cet organisme, cette vacance: c'est un problème dont on peut être hanté.

Et il va du grand au petit. Il y a le livre qui, à certaine heure, vous eût tonifié, et qu'on ignorait. Il y a le site qui eût encadré votre amour, le médicament qui vous eût sauvé, la combinaison qui vous eût fait gagner du temps. Tout cela vous attendait, mais personne ne vous l'a indiqué, parce que vous n'aviez pas assez de relations. La terre promise vous entoure: vous ne le savez pas."

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L'insecte humain.



"Toute une école de publicistes et d'orateurs aveugles donne avec ivresse dans ces mensonges. Ils ont beau être français de naissance, et parfois s'en vanter, ils pensent les uns à la russe, les autres à l'allemande, d'autres encore à la romaine ou à la chinoise. Car ces gens-là croient penser. Ils invoquent leur conscience, comme si la conscience de la vermine importait en rien à l'être noble, qu'elle envahit et qui a résolu de s'en débarrasser. Et comme s'il était permis à une vermine qui ne sait rien, qui n'entend rien, qui n'a dans l'esprit que les raisons et les mouvements du gros intestin, comme s'il lui était permis, dis-je, d'avoir une conscience. On ne peut lui défendre d'en parler, mais on ne peut rien de plus pour elle."

"L'homme ne soutient qu'un instant, au long des siècles, l'effort de s'élever à quelque amour, à un semblant de charité; il faut toujours qu'il retombe dans le sang et la fange, qu'il torture son semblable, et qu'il le tue en se vantant d'être le plus fort, comme il torture les animaux et tue les bêtes innocentes. Et toujours pour manger, toujours pour servir le culte de son ventre. Qu'est-ce enfin que l'orgueil? une colique féroce des tripes, une diarrhée incoercible du gros intestin, celui qui s'enroule autour de l'amour propre. Se prenant dans toute l'horreur qu'il mérite d'inspirer, il serait assez juste que l'homme puissant usât de son pouvoir pour mettre fin à cette espèce si laide, si basse, si ennemie de son âme, si infidèle à Dieu. Les dictateurs et les souverains se donneraient un rôle assez noble et presque salutaire, s'ils pensaient à détruire le genre humain, en s'exécrant tous en lui, et chacun en l'exécrant en soi-même."

Vues sur l'Europe, André Suarès, 1936.
(Picture: Nuremberg, 1935)

Origine et Futur



Si habituellement nous tenons tant à l’observation des heures, c’est que nous ne sommes guère heureux, c’est que nous sommes trop souvent misérables. L’inspiration créatrice elle aussi ignore le temps numérique. C’est toujours la marque de l’irruption de l’éternité dans le temps, dont elle règle le cours. Tout ce qui n’est pas éternel, tout ce qui n’a pas l’éternité pour origine et pour fin est dépourvu de toute valeur et destiné à disparaître ; l’avenir lui réserve la mort, la fin dans le temps, par opposition à la fin du temps.

Deux problèmes tourmentent l’homme, qui sont également importants pour la compréhension de tous les autres : le problème de l’origine, de la source, du fondement, et le problème du futur, de l’issue, de la fin. Ils sont tous deux indissolublement liés au temps et attestent que le temps n’est pas autre chose que le destin intérieur de l’homme, dont l’aspect objectivé extérieurement n’est qu’une apparence.

C’est pour cela que le temps engendre la nostalgie et la tristesse du passé, la nostalgie et la tristesse de l’avenir. La crainte de l’avenir se prolonge dans la crainte de la mort, laquelle se prolonge en crainte de l’enfer. Mais c’est toujours une crainte provoquée par l’élément temporel de notre destinée, par l’absence de fin dans le temps, c’est-à-dire par la crainte d’une objectivation sans issue, sans fin.

Solitude, société et communauté, Nicolas Berdiaev, 1934.
(Picture: Beyond Love And Evil, 1971)

Coup de Grâce.



"On dit que l'Amérique est un pays voué aux extrêmes, et il est vrai que le thermomètre enregistre des degrés de froid qui sont pratiquement inconnus ici; mais le froid de Paris en hiver est un froid inconnu en Amérique, il est psychologique, il est intérieur aussi bien qu'extérieur. S'il ne gèle jamais ici, il n'y dégèle jamais non plus. Tout comme les gens ont appris à se protéger contre l'invasion de leur domicile privé par leurs hautes murailles, leurs verrous et leurs persiennes, leurs concierges grognons, crasseux et médisants, de même ils ont appris à se protéger contre le froid et l'ardeur d'un climat vigoureux et revigorant. Ils se sont fortifiés: le mot clé est: "protection". Protection et sécurité. Afin qu'ils puissent pourrir confortablement. Par une nuit d'hiver humide, il n'est pas nécessaire de regarder sur une carte pour découvrir la latitude de Paris. C'est une ville nordique, un avant-poste dressé sur un marécage jonché de crânes et d'ossements. Le long du boulevard, il y a une froide imitation électrique de la chaleur. Tout Va Bien en rayons ultra-violets, qui font ressembler les clients des cafés Dupont à des cadavres gangrenés. Tout Va Bien!"

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Explosion Pamphlétaire



"Les beaux esprits auxquels le prophétisme de Joseph De Maistre donne des nausées, et qui nous soutiennent gravement que l'animal humain a donné depuis longtemps la mesure de sa méchanceté, se préparent à d'étranges surprises. Au train où va le monde, lorsque des avions géants laisseront tomber comme une fleur la bombe de mille kilos, quand au premier glissement de l'aube, à travers les persiennes, les habitants de la tranquille petite sous-préfecture achèveront de vomir leurs poumons, en famille, dans les cuvettes écarlates, on dira de notre guerre, de notre fameuse dernière guerre : "C'était le bon temps !"

Et après la bombe d'une tonne ou deux, garçons! vous verrez bien autre chose, vous verrez pis. Vous saurez ce que c'est qu'une certaine Paix - non pas même celle qu'entrevoyait Lénine agonisant sur son lit de sangle, au fond de sa hideuse mansarde du Kremlin, un oeil ouvert, l'autre clos - mais celle qu'imagine, en ce moment peut-être, en croquant ses cacahuètes au sucre, quelque petit cireur de bottes yankee [...] le futur roi de l'Acier, du Caoutchouc, du Pétrole, le Trusteur des Trusts, le futur maître d'une planète standardisée, ce dieu que l'Univers attend, le dieu d'un univers sans Dieu."

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ZONE



ZONE 10 : La voyoucratie
"Orlando est un voleur, un vrai. Un margino indigène. Tant mal que bien il en survit de son coup de pince. Chourave pas pour chouraver, pas pour se masturber un fantasme de lutte des classes ou quelque chose dans ce style. Tomberas pas. S'il tombe, pour délit d'existentialisme mon pote... Il est simplement pas né du même côté de la morale - c'est tout. Y griffe les larfeuils, Orlando, comme d'autres vendent des avocats à la sauvette dans le métro. Parce qu'il faut aller voir demain dès ce soir, la semaine prochaine si ça marche un peu, le mois suivant si c'est Byzance... Ca craint féroce, le professionnalisme voyoucratique. Orlando sait qu'il est un animal nuisible et qu'il n'existe pas de ligue pour protéger son espèce. C'est vrai qu'elle est pas en voie de disparition!"


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