Fluoglacial - Tendances Négatives

La Corvée du Délire !



« Moi, je n’ai pas le droit de me droguer. Je n’ai pas du tout envie de tricher. La drogue fausserait le jeu. La drogue, c’est encore aspirer à sortir, à forcer le délire, à se reposer un peu de soi, à s’absenter... Que pourrait-elle apporter à un être comme moi qui ne veut pas s’oublier justement ? Je n’ai pas besoin de fuir cette réalité: elle m’est déjà absente, refusée, interdite. Je n’ai jamais quitté le fond du gour: j’ai de la vase plein l’extase. Ça ne m’intéresse pas du tout de perdre des sensations avec la drogue, de louper ce qui se passe, de partir en fausse démence pour retomber ensuite: je n’ai pas d’endroit où retomber justement. Surtout ne jamais s’évader: rater un instant de la lucide misère que je transporte, quel péché ! Mortel ! Je veux dépendre de mon délire et non le commander, le payer à tempérament... Toutes les visions de drogués se ressemblent parce qu’ils veulent voir tous la même chose. C’est l’usine à visions ! Le psychédélique fonctionnariat ! La Corvée du Délire ! Non, pour moi la drogue serait malhonnête. Je ne veux pas imiter les grands dans ce qu’ils ont de plus petit. »

Au régal des vermines, Marc-Edouard Nabe, 1985.
(Picture: Kin-Dza-Dza!, 1986)

Postpassé



« Enfin, regardons en l'air, je veux dire chez les intellectuels: ce sont "des simulacres partout!", la postmodernité, la posthistoire, le posthumanisme, la postcritique, n'importe quoi pourvu que ce soit "post", et même maintenant "postpost". Certes, on peut sourire de cette forme de résignation élégante ("nous n'avons plus rien à espérer qu'une chaire d'université"); mais elle reflète à sa manière un état d'esprit largement répandu: le sentiment que même si rien ne va plus, les jeux sont faits, l'avenir est révolu, le conflit impossible. Si ce n'étaient l'extrême droite, les islamistes, les homophobes et les fumeurs, c'est-à-dire tout ce qui prétend encore incarner le monde d'hier, on se demande ce qui serait encore à même, aujourd'hui, de provoquer la colère publique. Une telle absence d'espoir n'est pas pour autant un désespoir; ce n'est pas non plus de l'inertie, bien au contraire: il faut que tout "bouge", toujours plus vite. C'est du nihilisme maniaco-dépressif. »

Éloge de la démotivation, Guillaume Paoli, 2008.
(Illustration: Gudmundur Erro, 1970)

La Loi de la Cause et de l'Effet



« Selon la conception indienne, tout homme naît avec une dette, mais la liberté d'en contracter de nouvelles. Son existence forme une longue série de paiements et d'emprunts dont la comptabilité n'est pas toujours apparente. Celui qui n'est pas totalement dénué d'intelligence peut supporter avec sérénité les souffrances, les douleurs, les coups qu'il reçoit, les injustices dont il est l'objet, etc., parce que chacune d'entre elles résout une équation karmique demeurée sans solution au cours d'une existence antérieure. Évidemment, la spéculation indienne a cherché et découvert de très bonne heure des moyens par lesquels l'homme peut se libérer de cette chaîne sans fin cause-effet-cause, etc. régie par la loi karmique. Mais de telles solutions n'infirment en rien le sens des souffrances; au contraire, elles le renforcent.

Tout comme le Yoga, le bouddhisme part du principe que l'existence entière est douleur, et il offre la possibilité de dépasser d'une manière concrète et définitive cette suite ininterrompue de souffrances à laquelle se réduit toute existence humaine en dernière analyse. Mais le bouddhisme, comme le Yoga et comme d'ailleurs n'importe quelle autre méthode indienne de conquête de la liberté, ne met pas en doute un seul instant la "normalité" de la douleur. Quant au Vedânta, pour lui la souffrance n'est "illusoire" que dans la mesure où l'est l'Univers entier; ni l'expérience humaine de la douleur, ni l'Univers ne sont des réalités au sens ontologique du terme. En dehors de l'exception constitué par les écoles matérialistes Lokâyata et Chârvâka - pour lesquelles ils n'existe ni "âme", ni "Dieu", et qui considèrent la fuite de la douleur et la recherche du plaisir comme le seul but sensé que puisse se proposer l'homme - l'Inde entière a accordé aux souffrances, de quelque nature qu'elles soient (cosmiques, psychologiques ou historiques), un sens et une fonction bien déterminés. Le karma garantit que tout ce qui se produit dans le monde a lieu en conformité avec la loi immuable de la cause et de l'effet. »

Le mythe de l'éternel retour, Mircea Eliade, 1949.

Sortons !



« Y a-t-il quelque chose de plus ridicule au monde que vingt hommes qui s'acharnent à redoubler le miaulement plaintif d'un violon? Ces franches déclarations feront bondir tous les maniaques de musique, ce qui réveillera un peu l'atmosphère somnolente des salles de concerts. Entrons-y ensemble, voulez-vous ? Entrons dans l'un de ces hôpitaux de sons anémiés. Tenez : la première mesure vous coule dans l'oreille l'ennui du déjà entendu et vous donne un avant-goût de l'ennui qui coulera de la mesure suivante. Nous sirotons ainsi, de mesure en mesure, deux ou trois qualités d'ennui en attendant toujours la sensation extraordinaire qui ne viendra jamais. Nous voyons en attendant s'opérer autour de nous un mélange écœurant formé par la monotonie des sensations et par la pâmoison stupide et religieuse des auditeurs, ivres de savourer pour la millième fois, avec la patience d'un bouddhiste, une extase élégante et à la mode. Pouah ! Sortons vite, car je ne puis guère réprimer trop longtemps mon désir fou de créer enfin une véritable réalité musicale en distribuant à droite et à gauche de belles gifles sonores, enjambant et culbutant violons et pianos, contrebasses et orgues gémissantes ! Sortons ! »

L'arte dei rumori, Luigi Russolo, 1913.
(Picture: La Rivolta, 1911)

Pourquoi des commentaires plutôt que rien ?



« Contrairement aux médias, où le spectateur est passif et n'intervient que dans le simulacre du vote, sur un blog, le fait de "se rendre public" provoque un retour immédiat, sous la forme du commentaire, et engage le rapport entre le blogueur et son "public" dans un débat, un forum, une discussion.
La principale nouveauté de la blogosphère repose moins dans la capacité qu'elle ouvre à chacun de "se rendre public", que dans la possibilité, pour ce public, de se manifester. Le plus surprenant, finalement, c'est qu'il y ait des commentaires; la vraie question est: pourquoi y a-t-il des commentaires plutôt que rien?

On pourrait penser, a priori, que le fait, pour des millions de personnes, de pouvoir parler d'elles, de leur vie intime, de leurs points de vue, opinions ou convictions profondes, ne pouvait intéresser personne d'autre qu'eux-mêmes, ou le cercle restreint de leur famille ou des proches. Le fait que tout devienne débat est le signe de la réussite du passage à l'extime, que le succès remporté par les nouveaux périmètres de l'intimité (comme les "amis" de Facebook) ne fait que renforcer. Le débat, la discussion sur un thème donné entre différents interlocuteurs qui expriment chacun un point de vue, est finalement devenu le principal fil conducteur des blogs.

A partir de ce constat, on peut imaginer deux orientations principales. La première, la plus "naturelle", consiste à faire évoluer le blog et le fil de ses commentaires vers un tandem star/public qui débouchera invariablement sur une reprise médiatique, en particulier télévisuelle. De ce point de vue le Net est en train de devenir une des sources d'alimentation du spectacle médiatique. La seconde, plus difficile à gérer, consiste à former une communauté autour des centres d'intérêt partagés entre le blogueur et les commentateurs. Cet objectif est plus facile à atteindre lorsque chaque commentateur tient lui-même un blog où il développe le contexte de ses propres commentaires. L'autre aspect favorisant la naissance d'une communauté est l'interaction entre le blog et les outils de contact. Facebook tend ainsi à devenir le support publicitaire du blog, de sa communauté, ainsi que son outil d'agrégation du répertoire et d'information instantanée, en temps réel, sur l'extime. »

Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de blogueurs, Léo Scheer, 2011.
(Picture: Class Of Nuke 'Em High III, 1994)

Champ de Bataille



« Contrairement à la démocratie politique réelle qui soumet le citoyen à la double assignation de l'identité d'état civil qui donne accès à l'anonymat du vote, dans la démocratie virtuelle, c'est l'anonymat du pseudo qui donne accès à l'expression publique du vote ou de l'opinion. Il s'agit d'une inversion des termes qui débouche sur un mode symétrique, en miroir. De ce point de vue, la blogosphère se présente comme le miroir inversé du monde réel, mais permet une ouverture large du champ de l'expression des opinions. On constate, sur les blogs, que tout le monde a des opinions sur tout et que le fait de ne rien connaître à un objet n'est pas un obstacle à l'expression de son point de vue sur lui.

Assignés par le système virtuel à se débrouiller seuls, sans règles et sans protections, avec leur propre liberté qui est souvent plus imposée que désirée, les blogueurs ont parfois recours à l’utilisation de plusieurs identifiants pour exprimer leurs contradictions et la diversité de leurs points de vue, tout en se dédouanant d’une certaine responsabilité quant aux propos qu’ils expriment. On se rapproche, dans certains cas, de l’utilisation d’un pseudo en période de guerre, la blogosphère apparaissant comme un champ de bataille. »

Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de blogueurs, Léo Scheer, 2011.
(Picture: Flesh + Blood, 1985)

La culture comme moyen



« Martin veut une carrière, pas une culture. Il se trouve que, dans son cas, la culture est un tremplin. S'il voulait être chimiste, ça ne lui servirait à rien. [...] Et pourquoi veut-il écrire? poursuivit-il. Parce qu'il ne roule pas sur l'or. Toi, pourquoi est ce que tu te farcis la tête de saxon et de culture générale? Parce que tu n'as pas besoin de faire ton chemin dans le monde. Ton père s'en occupe. Il t'achète des robes et tout ce qu'il te faut. A quoi nous sert notre éducation, la tienne, la mienne, celle d'Arthur et de Norman? On marine dans la culture générale et, si nos papas faisaient faillite aujourd'hui, on serait recalés demain à tous nos examens. »

"Martin's after career, not culture. It just happens that culture, in his case, is incidental to career. If he wanted to be a chemist, culture would be unnecessary." [...] "And why does Martin want to write?" he went on. "Because he isn't rolling in wealth. Why do you fill your head with Saxon and general culture? Because you don't have to make your way in the world. Your father sees to that. He buys your clothes for you, and all the rest. What rotten good is our education, yours and mine and Arthur's and Norman's? We're soaked in general culture, and if our daddies went broke to-day, we'd be falling down to- morrow on teachers' examinations."

Martin Eden, Jack London, 1909.
(Picture: Un Borghese Piccolo Piccolo, 1977)

L'inhumaine machine éditoriale



« ... était toujours aussi implacable. Il jetait ses manuscrits dans la boîte aux lettres avec des timbres pour la réponse et, irrémédiablement, trois semaines ou un mois plus tard, le facteur montait les marches pour lui retourner son courrier. Non, décidément, il ne pouvait y avoir aucun être de chair et de sang à l'autre bout de la chaîne. Il n'y avait que des rouages, des engrenages et des burettes d'huile actionnés par des automates. Il était parfois si désespéré qu'il doutait de l'existence des rédacteurs en général. Puisque aucun d'eux ne lui avait donné signe de vie, il se demandait réellement si le métier de rédacteur n'était pas un mythe fabriqué de toutes pièces et savamment entretenu par les garçons de courses, les typographes et les imprimeurs. »

The inhuman editorial machine ran smoothly as ever. He folded the stamps in with his manuscript, dropped it into the letter-box, and from three weeks to a month afterward the postman came up the steps and handed him the manuscript. Surely there were no live, warm editors at the other end. It was all wheels and cogs and oil-cups — a clever mechanism operated by automatons. He reached stages of despair wherein he doubted if editors existed at all. He had never received a sign of the existence of one, and from absence of judgment in rejecting all he wrote it seemed plausible that editors were myths, manufactured and maintained by office boys, typesetters, and pressmen.

Martin Eden, Jack London, 1909.

(Picture: Cédric Vincent, 2007)

Le dégoût comme moteur



« Le cinéma tragique devient effectivement une institution favorisant le progrès moral. Les masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système, dont le seul signe de civilisation est un comportement d'automate susceptible de rares sursauts de colère ou de rébellion, doivent être incitées à la discipline devant le spectacle de la vie inexorable et du comportement exemplaire des victimes. La civilisation a de tout temps contribué à dompter les instincts révolutionnaires aussi bien que les instincts barbares. La civilisation industrialisée fait quelque chose de plus. Elle montre les seules conditions dans lesquelles nous sommes autorisés à vivre cette vie impitoyable. L'individu doit utiliser le dégoût que lui inspirent les choses pour en faire de l'énergie qui lui permet de s'abandonner au pouvoir collectif dont il est dégoûté. Transposées au cinéma, les situations qui accablent constamment le spectateur dans la vie quotidienne le rassurent en lui promettant, on ne sait comment, qu'il continuera son petit bonhomme de chemin. Il suffit de rendre compte de sa propre nullité, de reconnaîte la défaite pour "être dans le coup". »

Kulturindustrie, Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, 1944/2012.
(Picture: La Promesse, 1996)

Un cadavre agité



« Il semble que vers l'âge de l'adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n'ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement; elle se met à les regarder à travers les opinions des "grands", à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n'est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, - chaque fois qu'un cahot de l'existence desserre le bâillon, - qui crie son interrogation, mais nous l'étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j'ai peur de la mort. Non pas de ce qu'on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l'état civil. Mais cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge: "que suis-je?" et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas - et elle ne parle pas souvent! - je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J'ai peur qu'un jour elle ne se taise à jamais; ou qu'elle ne se réveille trop tard - comme dans votre histoire de mouches: quand on se réveille, on est mort. »

Le mont analogue, René Daumal, 1952.
(Illustration: Frans Masereel, 1952)