Fluoglacial - Tendances Négatives

Bien cordialement.



Julien Prévieux est un type qui a passé ses années 2000 à envoyer des lettres de non-motivation aux offres d'emploi trouvées dans la presse, comme si ces offres lui étaient personnellement adressées. Certaines sont doucement naïves, d'autres surréalistes, leur point commun est de mettre en évidence l'absurdité des termes employés et de refuser le culte de la compétitivité. Les entreprises, qui lisent une candidature sur cent, parfois lui répondent, souvent c'est un robot qui s'en charge voire une non-réponse. Je ne pense pas que ce soit de l'Art mais en tous cas c'est 'achement marrant. Cet exercice a été compilé dans un recueil paru en 2007 aux éditions ZONES, ouvrage entièrement consultable sur leur site. Je vous ai quand même glissé les trois meilleures ci dessous. (Julien Prévieux a dû trouvé un travail depuis...)

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Voir Paris (couler) et mourir



« Sur le mur de la Cour du Havre, à plus d’un mètre du sol, on peut lire sous un trait large peint à l’huile : “crue de 1910″. On dit aujourd’hui que, par la grâce des ingénieurs des Eaux-et-Rivières susceptibles de hauts et bas, Paris est désormais à l’abri d’un tel débordement. Et je dis que c’est triste. L’idée de mourir un jour sans avoir eu la chance de voir Paris noyé à hauteur de béret m’est intolérable. Les bagnoles qui puent, qui vroument, les mammifères de bureau vibratiles, les pépés grommeleux à bout de chien chieur, les amoureux par deux, les Nippons touristiques, contempler toute cette vase d'humanité pour quelques heures enfouies sous l’eau lisse et tranquille de la Seine éternelle, dans le silence où passe une mouette étonnée qui se pose sur la crête émergée d’un parcmètre englouti et voit passer trois képis flottant vers Rouen et les mers atlantiques, ah, merde à Dieu, mourir après je veux bien, voir Naples avant, je m’en fous. »

Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, Pierre Desproges, 1985.

From Sigmaringen with Love



« Le monde sera seulement tranquille toutes les villes rasées! Je dis! C'est elles qui rendent le monde furieux, qui font monter les colères, les villes! plus de music halls, plus de bistros, plus de cinémas, plus de jalousies! plus d'hystéries!... tout le monde à l'air! le cul à la glace! vous parlez d'une hibernation! cette cure pour l'humanité folle!... »

D'un château l'autre, Louis-Ferdinand Céline, 1957.

Schnock-Out



Jeu de mot journalistique oblige. De Libé à L'Express en passant par France Inter et RTL, SCHNOCK, dont le premier numéro était sorti dans une quasi-confidentialité, est maintenant la revue dont tout le monde parle. Doit-on l'éviter ? Non. Son prix en rebutera certains (il n'y a aucune pub à l'intérieur et c'est bien agréable) mais force est de constater que le contenu (comme celui du n°1) plaira à toute la famille. L'entretien fleuve de ce n°2 est accordé à Amanda Lear, qui nourrit tant de fantasmes (sexuels) et d'époques que pas grand monde n'a connu. Déposée là où il fallait dans les années 60 et 70, la grande gigue symbolise le parcours de la femme fatale qui a su gérer ses affaires. Avec du cool.

Quoiqu'elle en dise, une vie plus mouvementée que celle de Jean-Pierre Marielle! Dali, Bowie, Ferry, l'icône les fera tous tourner chèvre puis succombera au biz de la musique facile, et de la télé (de Dali aux Grosses Têtes il n'y a qu'un pas!) avec le regret de n'avoir jamais fait de cinéma. On peut pas tout faire non plus, merde. Alain De Greef c'est un peu le même topo. Patron là où il faut, au bon moment, une carrière à Canal+ qui fascine les "enfants de la télé" qui l'interviewent. Une haine vouée au marketing et au management moderne, cependant, l'esprit Canal est bien où il est. La trilogie "carrière remarquable" se clôture avec les aventures de Bernard Tapie, le plus opportuniste des trois, dans un récit difficile à absorber signé l'ancien rédac-chef de l’Équipe. Ah la la ce Bernard...



Côté friandises, le top 15 des jeux de société et la rubrique brouilles et embrouilles sont toujours un délice. Le coup de torchon du gros con de Bertrand Tavernier, qui utilise la tribune du Canard Enchaîné pour gueuler après La Poste, est quant à lui un bel exemple d'abus de notoriété. L'enquête sur le secret de la Suze est bien drôle, l'interview de Parick Brion du Cinéma de Minuit est cruciale, Roger Tallon le génie du design industriel et Philippe Chatiliez l'iconoclaste sont deux autres bons moments de lecture à passer devant sa fausse cheminée. Le dossier sur les candidatures-canulars aux élections présidentielles (Ô grand Pierre Dac) vaut son pesant de cacahuètes (avec ou sans Suze) tout comme la bonne idée du papier sur Bernard Dumaine, dans une rubrique hommage aux soldats inconnus du cinéma français qui met en avant les tronches en arrière plan des films d'antan. C'est beau et bien fait, 170 pages pas comme les autres. À lecture schnock, devise schnock: il n'y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps ! (signé Huysmans)

Que demande le peuple ?



" Il serait aussi absurde d'idéaliser le peuple que de prendre les élites au sérieux. [...] Le succès prodigieux d'un film comme Bienvenue chez les Ch'tis suggère que le mythe d'un peuple dépositaire de valeurs simples et puissantes n'est pas le propre du seul Lasch et de ses lecteurs. Mais la vérité psychologique et sociologique est que le monde populaire, enrichi pendant plusieurs décennies, puis fragilisé et parfois détruit par l'évolution économique, n'a rien à envier à celui des énarques pour ce qui est de la fermeture au monde. Les cadres, au moins, sont insérés dans des réseaux de relations et des activités culturelles dépassant le réseau de parenté. Dans le monde ouvrier, formidablement centré sur la famille, le narcissisme peut aujourd'hui devenir autisme. Décrire le peuple comme merveilleux, après avoir dénoncé les élites comme abjectes, c'est bien sûr faire du "populisme". C'est aussi ignorer la réalité : le peuple, laissé à lui-même, ne peut que donner une version aggravée des valeurs et du comportement de ses élites. L'idéalisation du peuple n'est au fond qu'une entorse de plus au principe d'égalité des hommes, parce qu'elle accepte, en simulant un retournement, la nouvelle thématique inégalitaire. "

Après la démocratie, Emmanuel Todd, 2008.
(Picture: Les Petits Ruisseaux, 2009)

Il n'y a que la mauvaise foi qui sauve



" Ne pas être anticatholique réclame des efforts inouïs et fervents. Ca coule tellement de source qu'on soit contre le catholicisme à fond, contre son histoire, son passé, son passif terrible... C'est tellement évident, et moderne. Tellement appelé par toutes les doctrines, tous les événements, tous les penchants, toutes les positions de progrès qui ont la Raison dans leur fibre. C'est tellement dans la pente. Tellement dans le sens du courant de l'assentiment général. Y résister si peu que ce soit demande un travail fou. Au moins est-on payé de retour et c'est ce qu'il faut démontrer.

Rien d'étonnant à ce que "ne-pas-être-anticatholique" requiert une disposition d'esprit tout de suite plus ou moins proche du mauvais esprit, assimilable d'emblée pour tout le monde à la mauvaise foi, l'impertinence, la subversion humoristique mal placée, l'effronterie anachronique, la négativité culottée. C'est ainsi, et c'est la chance sans prix de cette expérience. Au cours de laquelle on découvre qu'il suffit d'avoir un peu de foi pour être immédiatement rangé dans la catégorie de la mauvaise foi bouffonne. Ce qui vous permet ensuite d'éprouver, si vous poursuivez courageusement l'expérience, que justement dans ce cas précis, il n'y a que la mauvaise foi qui sauve; et qui déplace les montagnes, contrairement à ce que croit la majorité d'entre nous... "

Désaccord parfait, Philippe Muray, 1985/2000.
(Picture: Machete, 2010)

Encore une minute monsieur le bourreau !



" Les États-Unis consomment sans frein parce qu'ils sont encore politiquement dominants. Leur armée, vestige de leur splendeur industrielle passée, leur prestige idéologique résiduel leur permettent - pour combien de temps encore? - de produire la monnaie du monde, le dollar, plutôt que des biens. Mais la chute vertigineuse du dollar, qui a perdu entre 1999 et 2008 le quart de sa valeur face à l'euro, signale que la fin est proche, même si les gens sérieux préfèrent détourner les yeux du cataclysme imminent pour profiter de la vie, des inégalités. L'obsession du court terme n'affecte pas seulement les marchés financiers; elle est la loi d'un monde sans perspective métaphysique. "S'il vous plaît, encore une minute monsieur le bourreau!" "

Après la démocratie, Emmanuel Todd, 2008.
(Picture: De Lift, 1983)

L'affront



Le catholicisme n'est pas une religion, il est l'affront de toutes les religions, et une guerre perpétuelle contre tout l'esprit de ferveur ou de spirituel de l'humanité, contre tous les pèlerinages occultistes et progressistes du vaudeville social. Dans l'ordre des représentations, celui qui a montré ça avec le plus d'insolence opulente c'est Rubens, au Prado, avec son Triomphe de l’Église catholique. Celle-ci y fait une entrée de music-hall de légende, grimpée comme un nabab sur son char que tirent quatre chevaux guidés par des victoires très décolletées, et brandissant l'Eucharistie dans son ciboire ciselé, tout en renversant sous ses roues les réfractaires tordus de rage. On se demande avec quel pouvoir une telle splendeur pourrait se compromettre longtemps...

Désaccord parfait, Philippe Murray, 1985/2000.
(Illustration: Peter Paul Rubens, 1626)

Nous autres, civilisations...



" Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. "

La crise de l'esprit, Paul Valéry, 1919.
(Illustration: Claude-Joseph Vernet, 1759)

Autopromotion Circulaire



" Une observation superficielle pourrait faire croire que de nouveaux moyens de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à universaliser les effets du marché, en réduisant les idées au statut de marchandises. De la même façon qu'ils transforment le processus de sélection et de confirmation de la vertu politique en substituant au jugement populaire leurs propres conceptions de l'intérêt médiatique, ils transforment la consécration de l'excellence littéraire ou artistique. Leur appétit insatiable pour la "nouveauté" (c'est-à-dire pour de vieilles formules présentées sous de nouveaux oripeaux), leur dépendance à l'égard de l'immédiateté du succès du produit lancé sur le marché, ainsi que leur besoin d'une "révolution idéologique annuelle", comme dit Debray, font désormais de la "visibilité" le seul critère du mérite intellectuel.

Le premier jugement qui est porté sur un ouvrage ou une idée devient, du coup, le dernier; un livre s'arrache ou est reçu dans l'indifférence; et le livre en question, dans tous les cas, est d'une importance tout à fait secondaire au regard des articles et entretiens dont il est le prétexte. Ici comme ailleurs, le journalisme ne rapporte plus les événements, mais il les crée. Il se réfère de moins en moins à des événements réels, et de plus en plus à un processus d’autopromotion circulaire qui est à lui-même sa propre justification. Il ne présuppose plus un monde capable d'exister indépendamment des images qu'on en donne. L'intellectuel, comme le militant politique découvre alors qu' "il doit faire allégeance à un nouveau type de médium qui, non content de transmettre une influence, lui impose encore son propre code". "

Culture de masse ou culture populaire? (Mass culture reconsidered), Christopher Lasch, 1981/2011.
(Picture: Taboo, 1980)