"Jean marchait ; les clichés du media d'État repassaient dans sa tête, et il savait que le matériau du spectacle, c'était des hommes, c'était des femmes, dont on avait volé la substance pour la réduire à des images.
Sur le grand boulevard, Jean s'arrêta devant un kiosque à journaux. Les mêmes photos toujours, guerres, politiciens, cataclysmes, meurtres et en prime, blafardes, d'innombrables revues de cul proposant des putes dénudées en quadrichromie, seins aguicheurs, fesses racoleuses, désormais concurrencées par les revues pédés avec culturistes en slip de cuir noir à la une. "Achetez et branlez-vous!" criait la section imprimée de la civilisation de l'image ; Jean se détourna et reprit sa marche, accompagné de toujours plus d'images, images de film, de télé, de papier, images sonores des radios, images des magazines au texte écrasé par le graphisme lus à Beaubourg, images des bédés-pour-adultes - sexe et violence - parcourues au Bazar de la culture assis par terre le dos à un comptoir, et des romans américains où chaque ligne se voulait une image... Dans ce flot ininterrompu d'images que le monde crachait sur lui, jamais Jean ne trouvait une pensée, une réflexion, ni la marque de ce qu'avait été l'homme jadis, jadis - peut-être.
À ce flot ne pouvait s'opposer qu'un mot - détruire, et ce verbe avait pour Jean un goût de serment.
Place de la Bourse, devant le sanctuaire clos de la spéculation, Jean vit de nouveau des pigeons mutilés. Dans l'exaltation de sa marche, il rendit conquérante la gangrène, la lança à l'attaque des compagnons choyés des citadins, ces tristes fauves domestiqués pour une assiettée de pâtée usinée, et licenciés sans indemnité au 31 juillet... Sur les chaussées, des chats rampaient sur des trognons de pattes purulents, des chiens gisaient sur le flanc, le ventre hideusement ouvert pour qu'y festoyât la vermine, puis le mal gagnait l'arrogant animal supérieur. Enfin, l'Homme occidental voyait, sentait, humait son corps réduit à une abjecte sanie qui n'était que le reflet fidèle de ses actes, enfin, l'Homme était dévoré par le maître qu'il avait engendré, lien unique des images qui obsédaient Jean, axe suprême de la Civilisation, dont les noms multiples étaient pourriture, corruption, décomposition - mais qui toujours s'épelait : société.
Jean sourit. Tous étaient condamnés, et lui-même n'échapperait pas. Il n'était pas innocent. Personne n'était innocent. Personne ne serait sauvé.
"Il est vrai que l'anarchie m'a tenté, elle a l'attrait d'un paradis perdu, mais je dois la rejeter, elle n'est qu'une utopie... Et je ne peux pas plus accepter une société qui écrase les humbles et exalte les débrouillards les plus cyniques, une société qui a établi un modèle de citoyen et étouffe tout individu qui ose penser différemment... Et il est interdit de vivre seul, vous nous poursuivez de vos lois, de votre conformisme, de votre autorité, il n'existe nul endroit où se cacher...
"Mais votre crime est plus grand encore... Cet ordre que vous nous imposez, si au moins il reposait sur une conviction, une volonté, un espoir - mais vous ne croyez en rien, vous ne connaissez d'autre fin que perpétuer vos misérables existences, avec son cortège de privilèges risibles et de malversations grossières. Il n'y a rien en vous qui vous dépasse et pourrait élever ceux que vos dominez, vous n'êtes que mensonge, médiocrité, bassesse - où aurais-je pu trouver la force de ne pas vous haïr ?"
Je vous hais, Michel Desgranges, 1999.